Tatoueurs : artistes ou artisans ? Part. III

Les tatoueurs sont des artistes / Le tatouage, une pratique artistique

« ”réduire le rôle de la main maniant le pinceau électrique [sic] à celui d’un simple acte rémunéré, c’est oublier que même le plus basique des tatoueurs [...] exprime toujours un minimum d’intention. “»

On peut aussi partir du principe que tout ce qui est créé est de l’art, et son auteur, un artiste. En ce cas, tous les tatoueurs sont des artistes. En effet, ils doivent générer un motif, par quelque moyen que ce soit - même les plagieurs - et le reproduire sur la peau. Il y a donc un acte de création en cela. On ne peut donc pas confondre le tatoueur avec son imprimante, ou avec un robot qui tatouerait - et encore puisqu’il serait programmé par un humain qui aurait, lui aussi, pris des décisions dans le déroulement de l’acte.

De nombreuses décisions sont prises lors de la réalisation du tatouage : du choix de la machine aux encres, de la manière de tracer les lignes au choix des couleurs. «Un même motif aura un rendu totalement différent selon la personne qui tient la machine et qui prend des décisions sur base de son apprentissage, de son talent et de sa sensibilité artistique.». Pour autant, peut-on dire que tout acte de création est forcément de l’art ?  

Pour comprendre quels sont les éléments à considérer pour aborder cette question, c'est-à-dire comprendre le statut de l'œuvre (ce qui fait qu’elle en devient une dans un contexte donné et pas un autre), il nous faut contextualiser la pratique du tatouage (c’est à dire quand, comment, où et pourquoi ? ). On peut découper les éléments qui la composent comme ceci :

  • le support (ici humain) 

  • l’exécutant de la technique (le tatoueur)

  • le motif créé ou généré, et celui tatoué 

  • le contexte de la création du projet  et de son exécution technique 

  • le message véhiculé - s’il y en a un 

  • et enfin, sa retransmission. 

Ces éléments sont constitutifs de la pratique de nos jours, et les socles de la démarche artistique - s’il y en a une.

Commençons par le support humain. Éphémère, il n’est en présence du tatoueur que durant la réalisation du tatouage - heureusement, et sa longévité n’excède pas la durée de vie de son porteur - si si, je vous assure. Il existe bien entendu des méthodes pour conserver la peau humaine (momification, formol, tannage…) , mais la plupart du temps les œuvres sont vouées à disparaître. Il existe bien sûr des alternatives à la peau humaine pour tatouer sur d’autres supports, allant de la peau synthétique aux membres siliconés, des peaux d’agrumes à la peau animale. 

Le tatouage pose problème aux institutions concernant sa conservation, son exposition, mais aussi et surtout d’éthique concernant les deux domaines - ces trois points dépendant du support tatoué. En effet, la peau humaine a plus de difficulté à trouver sa place en galerie ou dans les musées sans choquer le public, qu’elle soit détachée ou non de son porteur. Cette pratique peut-être discutable tant elle peut objectifier le tatoué (c’est à dire considérer un humain comme un objet) ou manquer de respect à la dépouille.

Une opération délicate donc, mais pas impossible puisque des artistes contemporains comme Wim Delvoye, Art Orienté Objet ou encore Ulay ont réussi. L’altérabilité de son support fait que le tatouage se pose dans une forme de négation de l’Histoire des Arts telle qu’elle est institutionnalisée en Occident - mais nous ne nous y attarderons pas.

ULAY, GEN.E.T.RATIO ULTIMA RATIO, 1972 (lieu inconnu), Peau humaine d’artiste tatouée, dépecée, séchée

La pratique du tatouage se rapproche donc de celle de la performance artistique, rendant de fait sa retransmission essentielle - et le monde d’images dans lequel nous vivons ne vous dira pas le contraire. Le créateur devrait donc accorder de l’importance aux choix effectués pour témoigner de la réalisation du tatouage, de son contexte, ainsi que son résultat.
Il s’agit alors de savoir comment. De la photographie ou la vidéo aux enregistrements sonores, des objets témoignant de l’exécution du tatouage à la description écrite du processus mis en œuvre dans la démarche, les moyens de retransmettre une performance sont nombreux.  Cela peut passer par une série de photographies, des choix de cadrage, de lumière - en re-contextualisant l'œuvre sur la partie du corps ou le corps entier de la personne tatouée par exemple. Il n’y a de limites que celles de votre imagination. 

Bien sûr, les réseaux sociaux sont une vitrine réductrice sur laquelle on ne peut pas toujours partager comme on l'aimerait - coucou la censure. Mais bien qu’elle puisse s’agrémenter d’autres plateformes d’expression, de présentation et de transmission, ces vitrines sont un relais devenu essentiel.
Il faut cependant garder à l’esprit qu’en fonction de la société dans laquelle on vit, cela change totalement la réception de l'œuvre et son destinataire. La prise d’image a donc un réel impact sur ce que le spectateur va comprendre et recevoir. 

Du point de vue du créateur, on ne crée pas spécifiquement pour le spectateur. On appelle cela ‘l’authentification”. Les objets produits doivent être de la main de leur auteur, qui, lui, se doit d’avoir des intentions “authentiques”, «qui doit être mû par l’inspiration ou par le besoin de créer, et non par le seul désir de plaire à ses clients» . Ce n’est donc pas parce qu’on a accès à l'œuvre qu’elle a été faite pour celui qui la regarde, ni qu’elle doive se plier à ses attentes.

Malgré tout, le tatouage implique, dans la très grande majorité des cas, que le support humain appartienne à «un être subjectif, doté d’avis, d’envies, de goûts.» Ce qui implique non seulement de «possibles tensions entre les motivations et la volonté du client face aux aspirations artistiques des tatoueurs.», mais aussi une confrontation et une transmission au spectateur inévitable par les réseaux sociaux, qui, comme nous l’avons vu, sont nécessaires pour pouvoir exercer sa pratique et survivre.

Concernant le processus de conception et de réalisation de l'œuvre tatouée, Alix Nyssen distingue deux cas de figure: la liberté totale de choix laissée au tatoueur, et celle du processus collaboratif. Le premier est rarement une carte totalement blanche, puisque le porteur va au moins établir une zone délimitée d’action pour le tatoueur, qui conserve cependant une très large marge de manœuvre concernant les choix graphiques, d’interprétation ou encore de concept. Cela reste une démarche accessible uniquement aux tatoueurs les plus privilégiés par leur réputation.

Le second, plus commun, est, comme son nom l’indique, une collaboration entre le tatoueur et le tatoué, avec une marge de manœuvre plus ou moins limitée, mais qui, d’ordre général, lui laisse au moins la possibilité d’interpréter la demande à sa guise tout en répondant à une sorte de cahier des charges.

Dans les deux cas, le tatoueur devrait avoir la capacité de se placer en tant que prisme pour respecter et refléter l’individualité à la fois de son support et de sa “vision artistique”. Ceci dit, la démarche du client peut être celle d’un collectionneur, et le tatoueur peut considérer son support comme une toile vierge, ce qui a tendance à objectifier l’individu, mais cela reste une vision des choses courante. 

Finalement, la réalisation d’un tatouage est une question de pertinence avec sa démarche - artistique ou non, de cohérence avec soi, les autres, ses intentions et leur exécution, mais aussi de plaisir. En effet, cela reste, encore une fois pour la très grande majorité des tatoueurs, un métier de passion. 

Par ailleurs, le tatouage pourrait relever du code de la propriété intellectuelle selon Valérie Rolle et le SNAT, ce qui peut participer à légitimer la pratique des tatoueurs comme étant artistique. En effet, si l’on accorde le statut d’oeuvre d’art aux réalisations d’un constructeur de cheminées ou de celles d’un graphiste concepteur de publicités en raison de l’inclusion de ces professions parmis celle des peintres et dessinateurs, il paraît aberrant que les tatoueurs ne soient pas inclus dans la catégorie des graveurs, en raison de leur support vivant.

De plus, une œuvre d’art peut faire intervenir divers procédés techniques pour sa production, qui n’impliquent pas directement la main de l’artiste, sans que cela n’inquiète sa légitimité. Andy Warhol et ses sérigraphies, Yves Klein et ses modèles, imprimant leurs corps teintés de son bleu sur des toiles en sont de bons exemples plus que reconnus. «La cause plaidée en conclut que la commande, l’usage d’une photographie ou d’un modèle n’interdisent pas la reconnaissance du tatouage comme œuvre d’art.»

Des procès ont effectivement déjà été gagnés, attribuant la propriété intellectuelle au tatoueur.  « Bien que le copyright et les droits de propriété intellectuelle s’appliquent autant à une propriété, un patrimoine, un commerce qu’à une œuvre, la revendication de ces droits témoigne  “d’une aspiration à l’artification et son obtention un signe de réussite”. » . On ne peut cependant ignorer que le combat mené par le S.N.A.T. est indissociable de l’avantage pécuniaire du statut d’artiste par rapport au statut commercial actuel. Ce statut peut également soulever la question d’inclure les “copieurs”, les “profiteurs”, les “businessmans” sous la bannière des “artistes”, au détriment des qualités esthétiques voire des visées artistiques du tatouage de ces praticiens. Faut-il faire du cas par cas ? Comment être apte à juger des aspirations et de la légitimité de ses pairs ? 

Quoiqu’il en soit, l’art est création de l’humain, et en cela, ses définitions et perceptions évoluent et varient avec lui. Les éléments constitutifs de la pratique du tatouage, de l’exécution à la transmission, de l’authenticité des réalisations à la validation de ces dernières par des formes plus institutionnelles sous la formes d’expositions, de livres, de revues et de recherches universitaires, font que le tatouage est en cours d’artification. Ce terme renvoie au phénomène du passage du non-art à l’art, en examinant autant le contexte que les transformations à la fois physiques et sociales. Pour autant, cela veut-il dire que les tatoueurs sont soit des artistes soit des artisans ? Et qu’en est-il de la qualité de l'œuvre, de sa pertinence ?

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